Quand j’ai commencé à utiliser Notion en 2017, j’avais souvent besoin d’expliquer autour de moi ce qu’était ce produit, et pourquoi je le trouvais déjà génial. En 2020, j’avais suffisamment de recul sur mon utilisation pour publier un long article qui expliquait tout ça proprement. La vague d’adoption massive de Notion était déjà visible au loin, mais ce n’était que le début. YouTube et LinkedIn n’étaient pas encore remplis de personnes pour vous décrire les moindres fonctionnalités de Notion. Il m’arrivait encore régulièrement de tomber sur des gens avec une culture numérique décente qui n’avaient pourtant jamais entendu parler de Notion. Une autre époque.
Évidemment, ça n’arriverait plus aujourd’hui. Notion a plus de 100 millions d’utilisateurs, et je n’ai plus besoin de les présenter. Ça tombe bien, ce n’est pas le but de cet article. Aujourd’hui, j’aimerais vous parler du succès de Notion à l’international, et plus précisément de sa version française. Il se trouve que j’ai moi-même lancé cette version française, et travaillé dessus pendant plus de 4 ans. J’étais donc aux premières loges des problématiques d’i18n, comme on dit dans le jargon.
Remarquez que la phrase est au passé, et que cette période est maintenant terminée. Et comme les techniques de fidélisation du genre « restez bien jusqu’à la fin ! » m’exaspèrent au plus haut point, je vous donne d’emblée le plot twist : je viens de repasser mon Notion en anglais.
C’est un petit pincement au cœur qui cache possiblement des choses intéressantes à raconter. Ou au moins, d’écrire un article pour marquer le coup.
La qualité artisanale des débuts
J’ai déjà raconté comment je me suis retrouvé à lancer la version française de Notion, dans le podcast de Contournement (vers 01:06:45). Je ne vais donc pas m’étendre davantage sur la genèse ici.
Je suis quand même retombé sur une petite présentation que j’avais faite à l’occasion du lancement officiel de la version française de Notion, en février 2022 :
Elle résume bien ce qui m’avait attiré dans ce projet au départ : sa dimension artisanale, synonyme d’une approche profondément qualitative — à l’image du produit Notion. Notre ambition était de faire mieux qu’une simple traduction française d’un produit pensé par des Américains.
Nous voulions que les utilisateurs francophones sentent que Notion s’adresse à eux à travers des mots non pas adaptés à une population française, mais véritablement pensés par des Français, eux-mêmes fervents utilisateurs du produit. Le genre de souci du détail que certains apprécient à l’utilisation. Ou encore mieux : qui passe complètement inaperçu tant le choix des mots paraît naturel. Camille Promérat, sorte de figure de l’UX Writing en France, parlait très justement d’écrire pour ne pas être lu.
Ce qui m’a vraiment plu, c’était de pouvoir garder une grande cohérence de style dans le choix des mots, grâce à une toute petite équipe (deux personnes) et une organisation du travail parfaitement optimisée, 100 % asynchrone.
Pendant plus de quatre ans et quelques centaines de milliers de mots, toutes nos décisions ont été guidées par une volonté constante de se mettre à la place des utilisateurs français, pour leur proposer la meilleure expérience. Je ne sais pas si nous avons réussi, mais notre application dans cet objectif m’apportait beaucoup de satisfaction au quotidien.
Et puis, en fin d’année 2024, ce que je redoutais depuis le début a fini par arriver.
La logique industrielle de l’hypercroissance
C’était inévitable. Une telle croissance — d’utilisateurs, de collaborateurs, de revenus — implique nécessairement une certaine rationalisation dans les processus, pour le meilleur ou pour le pire.
L’organisation dans laquelle j’évoluais a été complètement revue. Pour résumer, la plupart des ressources internes à Notion (comme le poste de Language Lead que j’occupais moi-même) ont été supprimées, ou plutôt transférées à une grosse agence de localisation, prête à prendre en charge l’intégralité des besoins de Notion en la matière.
Pas la peine de vous faire un dessin : on s’éloigne à vitesse grand V de tout ce que je raconte dans la vidéo ci-dessus. En quelques semaines, toute la cohérence sur le produit sera potentiellement perdue, car diluée entre des centaines de traducteurs interchangeables, payés au lance-pierre, et qui ne connaissent rien à Notion.
N’ayant pas envie d’être associé à ça (surtout après avoir vu grandir le projet depuis le début), finito pour moi. J’aurais pu continuer en basculant sur un poste qui s’apparente à du management de l’agence pour la partie française, mais (1) ça n’est pas compatible avec mon emploi du temps et (2) ça ne m’intéresse pas vraiment. Il s’agit là d’une nouvelle phase, supposément nécessaire pour le développement de Notion, mais qui est bien éloignée de ce pour quoi j’étais venu au départ.
Notre gigantesque équipe de deux Language Leads français se débrouillait pourtant très bien pour tenir la charge du flux entrant de nouveaux textes à traduire. On ne peut pas dire que cette nouvelle organisation arrive en réponse à un problème de volume devenu ingérable, ou de processus défaillant qui nous empêche de livrer nos clefs en temps et en heure.
Pour la version française, tout du moins. Je n’ai évidemment pas une vision complète sur les raisons qui ont mené à cette décision de rationalisation (voire d’ubérisation…), mais j’ai le sentiment que nos méthodes de travail parfaitement optimisées nous auraient permis de continuer comme ça pendant des années. Dommage, mais c’est la vie.
Traducteurs ubérisés
J’ai quand même regardé à quoi ressemblerait la vie de ces nouveaux traducteurs français de Notion. Malheureusement, tout ce que j’ai pu voir n’a fait que confirmer ce que je craignais. Comme souvent, les traducteurs vont donc recevoir des chaînes de texte pour lesquelles ils manqueront cruellement de contexte. C’est le drame de cette industrie en désuétude, qui amène parfois à des résultats aussi aberrants que drôles, comme ce merveilleux « Microsoft et Rare CADEAU » en traduction de « Microsoft & Rare present » dans la scène d’intro de Sea of Thieves.
Pour éviter ce genre de choses, il faut évidemment du contexte, ou encore mieux : pouvoir TESTER ses traductions. Pour vraiment se rendre compte de ce que ça va donner, avec le regard d’un utilisateur. C’est là que les erreurs sautent aux yeux. Pour un produit aussi versatile que Notion, je n’avais souvent pas d’autre choix que tester moi-même dans l’outil ce que pourrait donner tel ou tel choix de mot. Et bien souvent, je ne vois pas comment il est possible de fournir une bonne traduction sans la tester soi-même dans l’interface de Notion.
Dans ces conditions, que va-t-il se passer ? Le traducteur, qui connaît à peine Notion et n’aura par conséquent aucun moyen de (ni le temps pour) tester, fera de son mieux avec le peu de contexte qu’il a. Il fournira une traduction au mieux médiocre qui, avec un peu de chance, n’engendrera pas trop de confusion pour les utilisateurs. S’il a moins de chance, il disséminera des équivalents de MICROSOFT ET RARE CADEAU un peu partout dans l’application…
Pire : ce traducteur sera lui-même évalué par un autre traducteur du pool, pas plus à même de comprendre les subtilités d’interface de Notion. C’était précisément le rôle des Language Leads : apporter une expertise du produit et de la voix de l’entreprise, au-delà du simple exercice de traduction décontextualisée. Dans ce système d’évaluation absurde, un Language Lead qui utiliserait son expertise et ses années d’expérience pour produire la meilleure traduction possible d’un élément précis d’interface (en la testant avec un maximum de contexte), se retrouverait avec une mauvaise évaluation, puisque noté par une personne qui n’a techniquement pas les moyens de comprendre en quoi c’est une bonne traduction. Comble de l’ironie.
Ce n’est qu’un au revoir
Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai repassé mon Notion en anglais. J’espère me tromper, mais je ne suis pas très optimiste sur la qualité future et présente (vous l’avez ?) de notre chère version française, sur laquelle j’ai passé tellement de temps. Le plus difficile pour moi, c’était de voir passer des aberrations en production, et de ne plus pouvoir les corriger moi-même. Imaginez la frustration quand vous avez porté le projet depuis ses débuts…
J’ai pourtant démarré le projet en étant persuadé que tout ça finirait par arriver. Je savais très bien que le souci du détail unique de Notion allait finir par se heurter aux conséquences indirectes de son impressionnante popularisation, dont cette rationalisation ferait partie. Honnêtement, c’est même arrivé bien plus tard que ce que je pensais. Même si c’est forcément un peu triste, je n’éprouve aucune rancœur, aucun regret. Je suis au contraire reconnaissant d’avoir pu travailler dans ces conditions pendant si longtemps. En contribuant dans l’ombre, je l’espère, au succès de Notion à l’international, et à son accessibilité dans nos contrées.
Internet me connaît essentiellement pour mon travail sur le service client, et pas particulièrement pour les sujets de localisation. Je ne sais pas si j’aurais de quoi écrire L’obsession de la localisation, mais sachez que ces deux industries ont énormément de points communs. Elles sont peu valorisées socialement, alors qu’elles jouent un rôle déterminant dans la qualité des expériences client. Il fallait bien un outil génial comme Notion pour me permettre de faire le pont entre les deux.
Au revoir, Notion en français. Ce fut un plaisir.
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🙏 Merci pour votre lecture
Je sais que votre attention a beaucoup de valeur, dans ce monde où ceux qui essaient de la capter sont de plus en plus nombreux. Votre temps, lui, n’est pas extensible, alors ça me touche d’autant plus.
Si mes textes vous ont apporté quelque chose et que vous aimeriez rendre la pareille, le mieux est d’en parler autour de vous. Si vous êtes conscient du temps que ça représente, vous pouvez aussi m’offrir un thé.
💬 Commentaires et contributions
La transmission est souvent synonyme d’amélioration. Je partage mes façons de travailler pour que n’importe qui puisse me dire des choses comme : « Hey, c’est pas du tout optimisé ton truc là ! Pourquoi tu n’utilises pas plutôt cet outil ? »
L’optimisation est un chemin sans fin. On trouve toujours des moyens pour être plus efficace. Si quelque chose ne vous semble pas optimal, expliquez-moi comment je pourrais m’améliorer. 💙
Racontez-moi votre organisation, vos problèmes, vos outils favoris. Je pourrais écouter des gens m’exposer leurs workflows personnels pendant des heures.