En 2007, les fondateurs de Gamekult (Clément Apap et Kevin Kuipers) ont revendu leur bébé à CNET, avant de quitter l’entreprise quelques mois plus tard. Une histoire plutôt classique dans le monde des rachats. Je ne sais pas à combien celui-ci s’est chiffré, mais il a rapporté suffisamment d’argent à ses créateurs pour financer leur nouveau projet : SensCritique.
Garder une trace
J’ai longtemps été un gros fan de SensCritique. J’ai rejoint la version bêta en 2010, suffisamment tôt pour posséder mon prénom comme nom d’utilisateur — une sorte de totem futile pour early adopter.
J’aime toujours suivre la trajectoire des entrepreneurs talentueux, surtout lorsqu’ils ont donné naissance à un projet aussi remarquable que Gamekult. Mes premiers pas sur SensCritique ont immédiatement confirmé la bonne image que j’avais de ces personnes, tant je me suis senti compris par ce produit. J’avais le sentiment d’être en plein dans la cible, comme si j’avais fait partie des persona imaginés pendant la conception.
Depuis quasiment toujours, je ressentais ce besoin viscéral : garder une trace numérique de tous les produits culturels que je consomme. Tous les films ou séries que je visionne, tous les jeux vidéo auxquels je joue, tous les livres que je lis. SensCritique arrivait alors comme la plate-forme idéale pour gérer tout ça, vernie d’une couche « sociale » parfaitement adaptée aux découvertes, aux recommandations intéressantes et à la sérendipité.
SensCritique s’apprêtait enfin à incarner la puissance du bouche-à-oreille culturel, à une époque où les réseaux sociaux commençaient leur effervescence, et où tout le monde pensait sérieusement pouvoir lancer un nouveau Facebook.
Les réponses à des questions comme « bon, on regarde quoi comme film ce soir ? » ou « elle est bien cette série ? Qu’en pensent mes amis ? » ne seraient bientôt plus des casse-tête sans fin.
Réseau social culturel
Dès ses premières versions, SensCritique permettait de construire sa propre base de données d’œuvres culturelles : films, séries TV, jeux vidéo, livres, BD. La musique (albums, morceaux) est arrivée quelques années plus tard. Le service répertorie la majorité des produits culturels qui existent, en vous laissant les organiser à votre sauce, dans votre propre collection. Pour chacune des œuvres, le site permet notamment :
- de lui mettre une note sur 10 (en l’ajoutant au passage à votre collection) ;
- d’en écrire une critique ;
- de la mettre de côté pour plus tard (dans une liste préconstruite du type « envie de le voir » pour un film, « envie d’y jouer » pour un jeu, etc.) ;
- de l’ajouter dans n’importe quelle liste créée par vos soins (du genre « Films où la musique fait POIIIIINNNNNNNNNNN », « Les films où l’on entend le plus de
FUCK
» ou « La musique dans Breaking Bad »).
Les listes créées par les membres ont d’ailleurs vite été complétées par des sondages, qui permettent à SensCritique de récupérer suffisamment de données pour établir des classements aussi importants/insipides (selon votre intérêt pour le sujet…) que « Les meilleurs jeux vidéo de 2013 » ou « Les meilleurs génériques de séries ».
Tout est là pour vous aider à constituer une immense bibliothèque numérique, qui répertorie l’ensemble des produits culturels consommés tout au long de votre vie. En vous aidant naturellement à découvrir les futurs membres de votre collection.
SC Que Choisir
Depuis que SensCritique existe, je ne comprends pas comment on peut tomber en panne d’inspiration sur le prochain film ou la prochaine série qu’on aimerait regarder. En admettant qu’on parte d’une liste d’envies complètement vierge (comment est-ce possible ?), il suffit de traîner sur le site pour trouver de quoi la remplir copieusement. On a ensuite l’embarras du choix au moment de trouver sa prochaine série à tester, ou son prochain film à voir.
À chaque fois que je m’intéresse à un film, mon premier réflexe est d’aller voir sur SensCritique ce qu’en pensent mes éclaireurs (les personnes que je suis, un peu comme sur Twitter).
Même chose pour les jeux vidéo, les séries, la musique ou les livres. Si l’œuvre en question me semble intéressante, je profiterai de l’attention que je lui porte à ce moment précis pour l’ajouter à ma liste d’envies (puis l’oublier jusqu’au moment opportun, comme dans une vraie capture). Et comme ça arrive quand même très souvent (à l’échelle d’une vie entière, vous imaginez ?), je suis bien content d’avoir ce genre de boussole, plutôt que de naviguer dans l’inconnu.
Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais les recommandations d’amis ou de proches sont souvent plus puissantes que celles d’inconnus — y compris quand ces derniers sont de solides journalistes spécialisés. C’est là où SensCritique a visé juste : profiter de la technologie (et de l’émergence du web social) pour faire passer les recommandations culturelles dans une tout autre dimension. En étant consciencieux dans la gestion de leurs bases de données, ils ont réussi leur pari : décupler la puissance du bouche-à-oreille culturel.
En tout cas, ça a très bien fonctionné sur moi. Suffisamment pour que je continue à utiliser cet outil depuis plus de 10 ans (!), ce qui est déjà une belle performance. Je ne suis manifestement pas seul, puisqu’ils revendiquent plus d’un million de membres actifs, et plusieurs millions de visiteurs uniques tous les mois.
Malheureusement, depuis quelques années, je ne suis plus aussi enthousiaste à l’égard de SensCritique.
La débandade
Depuis un moment que j’évaluerais de manière aussi peu précise que « vers 2015 », les choses ont commencé à changer. Je crois que ça correspond à la période où les fondateurs ont discrètement quitté le navire. Kevin Kuipers est allé faire de la tech chez daphni, et Clément Apap est parti explorer des réalités. Seul Guillaume Boutin, le troisième cofondateur (davantage orienté business, me semble-t-il) est resté aux commandes. À partir de là, beaucoup de choses qui me faisaient adorer SensCritique ont commencé à partir en sucette.
Le produit, qui suivait jusque-là une belle trajectoire, a commencé à stagner. Pire : à partir dans tous les sens, en régressant un peu partout. Ne rien proposer de nouveau était une chose (pas si grave, car le produit avait atteint un bon niveau de maturité, sans véritables concurrents directs) ; aller de régression en régression en est une autre.
Sans même parler de la nouvelle identité et des changements d’UX a minima discutables, le site et les apps sont devenus très instables, et surtout truffés de bugs. Jusqu’alors très fonctionnel, le service a laissé place à une expérience de navigation détériorée, et dénuée de toute attention au détail. Les espaces publicitaires et promotionnels ont pris de plus en plus de place, au détriment de ce qui m’avait attiré au départ : l’expérience utilisateur.
Leur communication, jusque-là remarquable de transparence et d’authenticité, est progressivement devenue commerciale, insipide et générique. Comme un discours d’homme politique qui sonne faux. Durant les premières années, j’ai le souvenir d’un superbe article de blog (qui a évidemment été effacé depuis…) dans lequel ils expliquaient leur stratégie de monétisation en toute transparence. Il permettait d’entrevoir une chouette culture d’entreprise, portée par des gens passionnés. Ce genre d’articles ont laissé place à des publications beaucoup moins intéressantes, où la volonté d’occuper le terrain semble dépasser le partage d’une vision produit jadis séduisante.
Comme si la passion des premières années s’était envolée, pour être remplacée par une marque impersonnelle, sans saveur, et dépourvue de son identité. Comme si le service avait perdu une partie de son âme. C’est en tout cas mon ressenti. Il semble néanmoins partagé par de nombreuses personnes, si j’en crois les commentaires de leurs articles de blog depuis quelques années. Certains sont même bien plus sévères que moi pour décrire ce qui peut s’apparenter à une triste débâcle.
API, please
Malgré ces déceptions en cascade, j’ai continué d’utiliser SensCritique. Après tout, j’ai beau ne pas être très en phase avec la direction prise par le produit… Celui-ci reste entièrement gratuit, donc je ne vois pas bien en quoi j’aurais mon mot à dire. C’est déjà génial d’avoir à disposition un tel service sans devoir débourser le moindre centime. Si je ne suis pas content, je n’ai qu’à partir.
Or il y a quelque chose qui me retient plus que tout : mes données. Ma fameuse bibliothèque culturelle numérique géante. Toutes les informations que je compile méticuleusement depuis plus de 10 ans. Au fond, peu importe la qualité des interfaces de SensCritique, ce sont bien ces données qui comptent plus que tout. Bien plus que le produit lui-même.
Avec un cœur de cible relativement technophile, le sujet de l’API est vite arrivé sur la table. SensCritique a toujours annoncé qu’une API publique était prévue, sans jamais donner de date de sortie. Lorsqu’ils ont sorti un site pour récolter/trier les suggestions des membres (le « feedpad », qui a été dégagé au bout de quelques mois), je crois me souvenir que les demandes au sujet de l’API étaient omniprésentes. Sauf que 10 ans plus tard, on l’attend toujours. Et en ce qui me concerne, ça devient d’autant plus crucial que mes différends avec le produit se confirment.
Je ne saurais pas dire si mon avis est partagé à grande échelle, ou si je fais juste un caprice isolé de power user historique. Mais si jamais mon opinion dépasse le cercle des fans de la première heure, alors SensCritique aurait tout intérêt à ne jamais sortir leur API tant attendue. Car ce serait peut-être le meilleur moyen pour que tout le monde se barre de chez eux après avoir récupéré ses données.
Pour les univers culturels qui m’intéressent le plus, j’ai déjà recréé mon propre système, plus puissant que SC à bien des égards. Il reste néanmoins dépourvu de la richesse des interactions que peut apporter un réseau social (consolidé depuis si longtemps). Dans ma collection sur Notion, je n’ai pas accès à tout ce que pensent mes amis (ou les gens qui m’intéressent) de n’importe quel jeu obscur du milieu des années 90.
Au fil des années, j’ai constitué sur SensCritique une base de données incroyablement riche qui, comme en témoigne le titre de cet article, répond à un réel besoin personnel. C’est précisément le tas d’or sur lequel ils s’assoient aujourd’hui.
Et même si cet article ressemblerait presque à une lettre d’adieu, j’utilise toujours SensCritique. À l’évidence, je ne suis plus autant en phase avec l’entreprise que pendant la première partie de la décennie précédente. Mais ça reste un incontournable de ma panoplie d’outils, pour assouvir quelques besoins de geek les plus profondément ancrés dans ma personnalité. J’aurais dû faire archiviste, en fait.
- SensCritique (web, iOS, Android) • https://senscritique.com
- Réseau social culturel.
- J’utilise depuis 2010.
- Alternatives : GoodReads, Letterboxd, Records, Collecto, Cinemur, Trakt, Babelio, GG, Rawg, Grouvee, Sparq, Overworld, My Game Collection.
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